Bernard Sesé (1929-2020)
 
L’hispanisme est en deuil. Bernard Sesé, professeur émérite de l’université Paris-Nanterre nous a quittés le 6 novembre 2020. Toutes celles et tous ceux qui l’ont côtoyé ont pu mesurer ses très grandes qualités humaines et intellectuelles. Les personnes qui n’ont pas eu ce privilège l’ont connu et apprécié autrement, en lisant ses nombreuses publications.
Modeste, il n’évoquait guère son brillant parcours : études à la Faculté des Sciences de Paris en 1947 (Certificat d’Études physiques, chimiques et biologiques) ; major de l’agrégation d’espagnol en 1956 ; doctorat d’État, couronné par la plus haute mention, sur l’œuvre poétique d’Antonio Machado en 1977 ; DESS de psychologie clinique en 1982, sans compter sa participation, entre 1983 et 1986, aux travaux de la Ve section de l’EHESS où il s’est intéressé aux sciences religieuses et à l’anthropologie historique des croyances. Membre correspondant de la Real Academia Española depuis 1996, il avait également reçu la croix de commandeur de l’ordre d’Isabelle la Catholique.
Bernard Sesé a été un enseignant chercheur qui a formé plusieurs générations d’hispanistes : successivement en poste à l’université Mohammed V de Rabat, à la Sorbonne, puis à Paris X-Nanterre (aujourd’hui « université Paris-Nanterre »), il a captivé ses étudiants par son immense savoir, la qualité de ses cours et sa bienveillance.
Tout au long de ce parcours d’excellence, il a régulièrement publié, tant en France qu’à l’étranger, dans des revues de qualité (Bulletin hispanique, Carmel, Crisol, Europe, Ínsula, Les langues néo-latines, Sigila…) et chez les éditeurs les plus en vue (Arfuyen, Bulzoni, Castalia, Cerf, Corti, Desclée de Brouwer, Espasa-Calpe, Flammarion, Gallimard, la tête à l’envers, Les Belles Lettres…). L’hommage qui lui avait été rendu en 2001 – Variations autour de la poésie. Hommage à Bernard Sesé, Thomas Gomez (éd.), Nanterre, Publication du Centre de Recherches Ibériques et Ibéro-Américaine de l’université de Paris X-Nanterre, 2001, 2 vol. – recensait déjà une quantité impressionnante de travaux : ouvrages, éditions de textes bilingues, études, essais, articles, traductions littéraires, ouvrages pour l’enseignement de l’espagnol, collaboration à des ouvrages collectifs. Depuis lors, Bernard Sesé avait poursuivi ses recherches et ses publications : citons par exemple, un article intitulé « Poétique du secret selon Thérèse d’Avila et Jean de la Croix » in Le partage du secret. Cultures du dévoilement et de l’occultation en Europe, du Moyen Âge à l’époque moderne, Bernard Darbord et Agnès Delage (éd.), Armand Colin, 2013, p. 417-431 ou, plus récemment encore, sa participation, en tant qu’auteur et coordinateur pour les domaines hispanophone et lusophone, à La Bible dans les littératures du monde, Paris, Éditions du Cerf, 2016, sans oublier son dernier ouvrage, Poética de la experiencia mística. La dichosa ventura de Teresa de Jesús y Juan de la Cruz, Burgos, Fonte/Monte Carmelo, coll. « Mística y Místicos », 2018, 338 p. Si dans le cadre de ses recherches Bernard Sesé a abordé des auteurs aussi divers que Félix Lope de Vega, Pedro Calderón de la Barca, Federico García Lorca ou Jorge Guillén, ses apports majeurs ont porté sur Antonio Machado et sur les mystiques, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix.
Parallèlement à ses activités de chercheur, il est un domaine où il excellait également : la traduction littéraire. Ses premiers pas dans ce domaine datent de la fin des années 1950 avec sa traduction de l’ouvrage de la poétesse vénézuélienne Luz Machado de Arnao, Chant à l’Orénoque, Paris, Éditions Caractères, 1958. C’était là le premier maillon d’une longue série de traductions et d’éditions bilingues. À ce titre, il doit être considéré comme un « passeur », puisqu’il a sans cesse œuvré pour transmettre le plus fidèlement possible des textes littéraires à des lecteurs qui ne pouvaient pas toujours les lire dans leur langue d’origine. Ses traductions présentent des caractéristiques qui montrent l’étendue de sa palette. Tout d’abord, il a traduit non seulement de l’espagnol, mais également du portugais, vers le français : c’est ainsi que dans la liste particulièrement fournie de ses publications, Fernando Pessoa voisine avec Juan Ramón Jiménez ou que Mário de Sá-Carneiro côtoie Antonio Machado. Pour ce qui est de la langue espagnole, il a traduit, en collaboration parfois avec son épouse Sylvie Sesé-Léger, de très nombreux auteurs, parmi lesquels les plus grands noms de la littérature espagnole : Juan de la Cueva, Juan de Timoneda, Lope de Rueda, fray Luis de León, Pedro Calderón de la Barca, José Zorilla, Benito Pérez Galdós, Pío Baroja, Rafael Alberti, Ramón del Valle-Inclán, Federico García Lorca, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez, Elena Quiroga, Ángel María de Lera, etc. Grâce à ses traductions, il a également donné la possibilité aux lecteurs français non hispanophones d’accéder aux œuvres de nombreux romanciers et poètes hispano-américains tels que Mario Vargas Llosa, Pablo Neruda, Leopoldo Lugones, Ricardo Eufemio Molinari, Alberto Girri ou Jean Aristeguieta. Tout cela constitue une liste extraordinaire qui réunit la fine fleur de la littérature de langue espagnole, depuis la Renaissance jusqu’à l’époque contemporaine, en passant par les périodes baroque et romantique. Bernard Sesé a donc traduit tous les genres littéraires : textes en prose, théâtre, poésie.
Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nombre d’auteurs qu’il a traduits sont des poètes. En effet, il est lui-même poète et a publié plusieurs recueils en vers, révélateurs de son talent : L’aube exaltée (Paris, Debresse, 1961), Claires paroles (Saint-Laurent-du-Pont, Le Verbe et l’empreinte, 1986), Discipline de l’arcane (Paris, Arfuyen, 2004), Ivre de l’horizon (Paris, Convivium Lusophone, 2013), Par inadvertance (Crux-la-Ville, la tête à l’envers, 2014), L’autre et la nuit (Crux-la-Ville, la tête à l’envers, 2014). Il est évident que c’est sa sensibilité de poète qui lui a permis, avec finesse, élégance et justesse, de transposer brillamment, en vers français, les œuvres des plus grands poètes de langue espagnole et de langue portugaise. Son talent et ses compétences de traducteur de textes poétiques éclatent par exemple dans l’édition qu’il avait récemment donnée de l’Œuvre poétique de Jean de la Croix (Paris, Arfuyen, 2016). Il s’agit d’un volume bilingue dans lequel le texte de Jean de la Croix et celui en français de Bernard Sesé sont mis en regard, permettant ainsi d’apprécier à sa juste valeur son exceptionnel génie de la traduction. En effet, traduire les textes poétiques de ce religieux de l’ordre du Carmel relève de la gageure, car son écriture, parfois énigmatique et souvent empreinte de traits d’oralité, se caractérise aussi par une musicalité particulière due à des sons et des rythmes propres à la langue espagnole, qu’il est très difficile de rendre dans une autre langue, le français en l’occurrence. La lecture des vers de Bernard Sesé montre à l’évidence que cela n’a pas constitué un écueil pour lui. C’est ainsi que l’on remarque dans sa version française un respect de la syntaxe parfois étonnante de Jean de la Croix, une fidélité au vocabulaire si particulier de ce carmélite et la conservation des rythmes et des sons mêmes des textes d’origine. Jamais n’apparaît sous la plume du savant traducteur les défauts que sont l’interprétation ou la sur-traduction. Jamais la beauté poétique des vers de Jean de la Croix n’est trahie. Jamais la pensée de l’auteur n’est déformée ou interprétée par le traducteur. Et cela malgré une expression en espagnol parfois aride, liée à la dimension mystique de l’écriture de Jean de la Croix, laquelle visait essentiellement à traduire par des mots une expérience spirituelle relevant de l’ineffable, d’où une contradiction évidente entre la volonté du poète de décrire ses expériences mystiques et les limites qui lui étaient imposées par la langue elle-même.
Bernard Sesé, l’image même d’un intellectuel humaniste de notre époque, nous laisse donc en héritage une œuvre foisonnante, d’une richesse extraordinaire (travaux scientifiques, traductions, ouvrages pour l’enseignement universitaire de l’espagnol, recueils de poésie…), et le souvenir d’un homme qui, s’il se distinguait par son érudition, ses talents d’enseignant, ses compétences de traducteur et une sensibilité exceptionnelle, savait aussi toujours faire preuve d’ouverture d’esprit, de courtoisie et de très grandes qualités de cœur.
Marc ZUILI (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines)