Le Siècle d’or dans la culture populaire

Numéro 29 de la revue Crisol. Une publication du CRIIA (Université Paris Nanterre).

Le Siècle d’or dans la culture populaire

Coord. François-Xavier Guerry

Lien pour lire ce dossier:  https://crisol.parisnanterre.fr/index.php/crisol/issue/view/90 

Lorsque Terry Gilliam se propose d’adapter sur grand écran le chef-d’œuvre de Miguel de Cervantès (The Man Who Killed Don Quixote, 2018), il ne sait pas qu’il se lance dans un périple de plus de deux décennies, fait de revers et de déconvenues à la chaîne (problèmes de financement chroniques, conflits avec les producteurs, acteurs empêchés de jouer et jusqu’aux inclémences du ciel qui perturbèrent le tournage), un périple mouvementé qui reproduit en quelque sorte celui du héros cervantin qui en est à l’origine . Cette genèse tourmentée, à laquelle l’intrigue du film finalement achevé ne manque pas de faire référence, serait-elle une métaphore de la relation volontiers tumultueuse qu’il peut y avoir entre Siècle d’or – convoqué à travers son personnage le plus iconique, Don Quichotte – et culture populaire ?

Le Siècle d’or ne se cantonne pas, loin s’en faut, aux pages des manuels scolaires et n’est pas l’apanage des universitaires et des concours de recrutement. C’est son existence hors des murs de l’université et des institutions qui le font vivre habituellement et l’ont élevé au rang de Siècle d’or précisément qui nous intéresse dans ce vingt-neuvième numéro de Crisol ; une existence parallèle, voire alternative, qui n’a souvent que faire du prestige qui l’entoure (quoiqu’elle l’exploite de bonne grâce) et des instances qui l’ont pour ainsi dire canonisé, et qui dépoussière, osons le mot, une culture que d’aucuns jugeront lointaine et scolaire ; une existence qui bat en brèche l’habituel cloisonnement entre haute culture et culture populaire. Ce n’est donc pas la culture populaire, que l’on définit d’ordinaire, en effet, par opposition à la haute culture (ce serait la définition la plus simple, une définition par la négative), qui nous occupe pour elle seule, mais bel et bien la façon dont elle s’approprie une culture vieille de plusieurs siècles, et ce qui en résulte.

On entend ici par culture populaire, conformément à la définition qu’en donne Shirley Fedorak, dans son ouvrage intitulé Pop Culture (2009), la culture de tous les jours, la culture de masse, qui touche un vaste public, non pas de façon incidente, mais par vocation et à dessein. Et au-delà du caractère massif qui est le sien et des critères proprement quantitatifs (nombre de ventes, de likes, de reproductions), c’est le geste de l’appropriation qui se trouve au cœur de la culture populaire [C’est d’ailleurs ce qui la différencie, nous dit Richard Mèmeteau, de la contre-culture, hostile à toute réappropriation ou récupération : « Les idées d’authenticité et de nouveauté définissent profondément la contre-culture et son paradigme moderniste. Au contraire, la pop culture est située par beaucoup du côté du postmodernisme, de la parodie et du collage » (Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités, Paris, La Découverte, 2019 [2014], p. 17. Voir également p. 290-291)], et, pour notre propos, l’appropriation de certains personnages et de ses avatars, d’un univers fictionnel qui appartiennent à la culture du Siècle d’or – entendu dans ses bornes chronologiques larges et dans son versant essentiellement littéraire comme la période qui va de la fin du règne des Rois Catholiques jusqu’à la fin du règne des Habsbourg et l’époque baroque. Appropriation créatrice de la part de ceux qui en font quelque chose (d’autre) et appropriation au carré de la part du public qui consomme ces produits du Siècle d’or passés à la moulinette pop.

Ce numéro de Crisol a donc pour objet la culture populaire et/dans le Siècle d’or, deux concepts qui ne constituent pas un couple si antinomique que l’on pourrait d’abord le croire. Ce n’est ni une entreprise de réhabilitation de la culture populaire que la nôtre, ni un examen des mérites comparés des manifestations culturelles populaires et des manifestations littéraires consacrées. Ce qui motive ce numéro, c’est la volonté d’étudier, sans préjugés ni condamnations esthétiques aprioristiques, dans une perspective fondamentalement transmédiatique, ces manifestations culturelles populaires bigarrées qui s’emparent des œuvres littéraires et du Siècle d’or pour en faire autre chose : les faire connaître, les vulgariser, s’en moquer, leur rendre hommage, les amplifier, développer les mille possibilités qu’offre leur univers fictionnel, concrétiser leurs virtualités, les exploiter à des fins publicitaires, récréatives, journalistiques, étant entendu que les motivations ne s’excluent pas les unes les autres. L’intérêt se porte également sur les objets culturels qui recréent l’Espagne des XVIe-XVIIe siècles, s’en inspirent de façon plus ou moins appuyée, ou nous plongent dans l’ambiance de cette époque : depuis les œuvres d’Antonio Hernández Palacios, la bande dessinée Les Indes fourbes (Ayroles/Guarnido, 2019) jusqu’aux jeux vidéo (Blasphemous, The Game Kitchen/Team17, 2019), en passant par certaines créations vestimentaires de Cristóbal Balenciaga.

La grande diversité, pour ne pas dire la dissimilitude, des objets culturels accueillis dans ce volume (dessin de presse et d’actualité, vêtements de haute couture, morceau de trap, série télévisée, mème…) et certains rapprochements que certains jugeront peut-être acrobatiques, trouvent leur cohérence dans le fait que ce sont les rives du Siècle d’or qui sont abordées, sous le prisme de la fiction le plus souvent, et dans la diffusion potentiellement massive qui est la leur. La culture populaire se définit moins par les caractéristiques propres de ses manifestations, en effet, que par ses canaux de production, de diffusion et de réception, par l’ampleur du public qu’elle peut atteindre. C’est donc une réflexion sur ce qu’est la culture populaire à laquelle sont invités les lecteurs, et sur les opérations que ce passage d’une œuvre (ou d’œuvres) de la culture consacrée à la culture populaire suppose, que celle-ci soit marquée du sceau de la Movida ou de l’imaginaire volontiers gaillard d’un Francisco Ibáñez. Ce champ d’étude, d’actualité si l’en est, à l’heure où les séries s’attaquent à certains personnages de l’imaginaire collectif de cette époque (Águila roja, TVE, 2009 ; Isabel, TVE, 2012 ; El Ministerio del tiempo, TVE, 2015 ; Carlos, rey emperador, TVE, 2015) et les fandoms sont plus actifs que jamais sur internet, n’a été que peu exploré pour ce qui est des revisitations et de l’exploitation du Siècle d’or. Il est vrai que la culture pop s’incarne essentiellement dans des figures pop de naissance, des figures fictionnelles actuelles destinées, d’emblée, à toucher un large public, et appartenant aux genres qui se vendent le mieux. Et pourtant, n’y a-t-il pas une mode du Siècle d’or ? Le revival du Siècle d’or, s’il a lieu, ne viendra-t-il pas justement de la culture populaire, à une époque où il a moins le vent en poupe, semble-t-il, à l’université ?

Au-delà de la dimension proprement hypertextuelle et transfictionnelle de la réappropriation sur laquelle se penchent la plupart des contributeurs, et les réflexions de nature forcément intermédiale que suppose le passage d’un média (texte littéraire, le plus souvent) à l’autre (cinéma ; jeux vidéo ;  musique, depuis l’album La leyenda de la Mancha du groupe Mägo de Oz, une chanson de Lhasa, intitulée La Celestina, jusqu’aux clips musicaux parodiques de certains youtubeurs), ce sont les opérations qui président au passage d’un texte littéraire, d’un tableau consacrés à son existence populaire qui nous interrogent : l’adaptation, l’adultération, la profanation diront certains, la simplification que l’on postule à l’arrière-plan (a-t-on raison de la postuler ?), l’acclimatation aux coordonnées de l’époque qui est la nôtre, et le décalage entre la contemporanéité de ces manifestations culturelles et l’époque des objets qu’elles convoquent. Ce sont donc moins les transformations que subit tel élément de l’univers fictionnel classique auquel on puise qui attirent notre attention, que les stratégies des auteurs (entendus au sens large) pour créer des œuvres attractives, pour rendre accessible le Siècle d’or, à supposer qu’il ne le soit pas sans ce truchement, pour s’assurer un succès commercial, sinon un succès d’estime ; autrement dit, les transformations qui visent à actualiser le Siècle d’or, qui le font vivre, en même temps qu’elles le dénaturent, ou, pour le dire mieux, qui le font vivre précisément parce qu’elles le dénaturent, l’adaptent et le re-sémantisent. Ces produits culturels qui se saisissent du Siècle d’or et en font un élément de distinction pourraient-ils s’apparenter à des produits d’appel à même de donner envie au grand public de s’y intéresser, de le (re)découvrir et de revenir à la source ?

Nous ne perdons pas de vue qu’il est moins question de la migration d’un texte dans un autre texte ou sur un autre support, et des liens qui se tissent entre les deux, que de réception au long cours. Notre intérêt se porte aussi bien sur les adaptations filmiques, les adaptations sous forme de bandes dessinées, de romans graphiques, qui agrègent l’image au texte d’origine, que sur les réécritures qui s’affranchissent de celui-ci, investissent un univers fictionnel, l’image d’un personnage, pour ce qu’il représente, les valeurs dont il est porteur (à commencer par Don Quichotte, pouvait-il en être autrement ?), et donnent lieu à des crossovers inattendus. Les objets, qui, sans ressortir à la littérature, jouent avec elle, l’utilisent à des fins humoristiques, promotionnelles ou d’actualité, comme pur prétexte aussi (on pense à certains gifs), ont également retenu notre attention.

Quels sont les pans de la culture du Siècle d’or que la culture populaire investit volontiers, et pourquoi ? Y a-t-il à ce titre un Siècle d’or pop(ulaire) ? S’il est vrai que l’on définit communément ce qui est populaire par son contraire, c’est-à-dire ce qui appartient en propre à une culture élitiste, d’intellectuels ou d’initiés, ou à une contre-culture, l’appropriation tous azimuts par un large public de certains motifs, de certains mythèmes de la culture du Siècle d’or, « qui deviennent ainsi de véritables électrons de sens, libres de survivre pour eux-mêmes ou d’entrer dans de nouvelles combinaisons, de nouveaux récits », [Jean-Jacques Wunenburger, « Création artistique et mythique », Questions de mythocritiques. Dictionnaire, Imago, 2005, p. 78] ne met-elle pas en évidence les limites d’une telle distinction ? Certaines intrigues chevaleresques, picaresques ou quichottesques, au succès résonnant en leur temps, ne sont-elles pas intrinsèquement populaires et, par là même, plus susceptibles que d’autres d’être concernées ? Cette appropriation dont nous avons parlé va-t-elle nécessairement de pair avec un aplatissement des enjeux des textes ainsi pris pour cible ? Ces œuvres qui réélaborent des classiques de la littérature et de la peinture, et sur lesquelles pèse donc un horizon d’attente particulièrement aiguisé, mettent-elles nécessairement en scène un retour réflexif sur leur propre pratique, comme chez Terry Gilliam ? Le Siècle d’or peut-il être un produit culturel de consommation comme les autres ? Géographiquement et historiquement circonscrit, le Siècle d’or peut-il véritablement accéder au rang d’objet populaire ?  

Autant de questions auxquelles s’attachent à répondre les auteurs de ce volume — qu’ils soient tous ici chaleureusement remerciés, ainsi que les évaluateurs qui ont pris part à l’élaboration de ce dernier —, réceptacle d’études et d’objets d’études qui se trouvent habituellement éparpillés en divers endroits et limités au champ disciplinaire qui est le leur.

Bonne lecture !

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Sommaire

Mercedes Blanco, «Introduction»

Victoria Aranda Arribas, «De gozos y sombras: Tarde llega el desengaño (María de Zayas, 1647) a la luz de José Antonio Páramo (TVE, 1969)».

Anaïs Fabriol, «Voyage vers le Siècle d’or: El Ministerio del Tiempo ou la transfictionnalisation de l’Histoire».

Enrique Fernández, «Una Celestina en la Argelia contemporánea en la película Délice Paloma (2007)»

Eduardo Hernández Cano, «Entre patrias e imperio. Relatos sobre la España áurea en el cómic para durante la democracia (1978-2022)»

Isabelle Touton et Lise Segas, «Poderoso caballero es don Pícaro : l’art de la perspective trompeuse et de la référentialité ingénieuse dans Les Indes Fourbes».

José Manuel López Torán, «El Quijote en la revista ilustrada Puck : del Siglo de Oro español a la edad dorada de la prensa estadounidense (1880-1914)»

Santiago López Navia, «Mortadelo de la Mancha de Francisco Ibáñez (2005): recreación, parodia y homenaje»

José Luis Ocasar Ariza, «La contracultura de los ochenta y el Siglo de Oro. La Movida ante el canon»

Luis Navarrete-Cardero et Antonio Jesús Gil González, «Dialéctica de una oposición. Conexiones hermenéuticas entre Barroco histórico y dispositivo videolúdico»

Soline Martinez et Yann Seyeux, «Velaske, yo soi guapa? Une version trap de Las Meninas»

Citlalli Luna Quintana, «Memes áureos: la emblemática del siglo XXI»

Philippe Denis, «Balenciaga ou la promotion de l’imaginaire pictural du Siècle d’or»

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